Tribulations d'un poisson psychopathe, ou le parasitisme chez Cymothoa exigua !
Pour fêter la nouvelle vidéo de "Elle est pas belle la nature?" parlant du Cymothoa exigua en compagnie du très génial Pierre Kerner, je voulais vous conter une petite histoire qu'un poisson m'a chuchotée ...

Il était une fois, en des eaux salées tempérées et au creux d'un joli récif ... Un Vivaneau Rose.
« Monsieur Vivaneau? C’est à vous »
C’était la première fois que Monsieur Vivaneau allait chez le psy. Quelqu’un de confiance le lui avait recommandé, et puis le cabinet était fort bien placé dans le récif. Nerveux, il se leva de la salle d’attente pour entrer dans le bureau cosy et tamisé du psy. Enfin de LA psy. Une poissonne à la voix particulièrement douce et calme. « Bonjour. Après vous, je vous en prie. » murmura-t-elle en lui tenant la porte.
Monsieur Vivaneau prit place dans un canapé moelleux et confortable, aux jolies couleurs pastels.
« Allez-y, mettez-vous à l’aise. C’est un canapé en corail importé de la Riviera Maya, il
appartenait à mon grand-père ! Alors, dites-moi, quel bon courant vous amène à moi ?»

Monsieur Vivaneau prit une longue aspiration d’eau salée, et se lança.
« Je viens vous voir car je vis une relation des plus complexes, qui m’use et, à la fois, me rend vivant.»
Installée dans son fauteuil en éponge, elle fit un sourire en coin. La poissonne semblait habituée à ce qu’on partage avec elle ses déboires amoureux.
« Vous savez, vous les Vivaneaux roses, vous êtes de couleur rose. C’est la couleur de l’amour mon cher.. Et puis, vous savez apprécier les eaux plutôt chaudes du Pacifique de la Californie jusqu’au Pérou…si vous voyez ce que je veux dire…C’est normal, tout le monde vit des relations amoureuses complexes. On va s’occuper de ça !», dit- elle en esquissant un clin d’oeil malicieux.

Monsieur Vivaneau avait à la fois envie de sourire et de pleurer. Elle essayait de lui remonter le moral, c’était gentil. Il semblait complètement perdu et au bout du rouleau.
« Avant de rentrer dans les détails, parlez-moi de vous ! » annonça t-elle, toujours aussi souriante.
« Et bien, je n’ai pas grand-chose à dire. Je suis un Vivaneau rose ou Lutjanus guttatus. Un
poisson plutôt calme et pas vraiment extraverti. Je mesure environ 80cm et je me balade
calmement dans l’océan. C’est tout. »
« Je vois. Et donc, cette relation complexe dont vous me parliez, vous avez l’impression que cela provient de l’une de vos femelles? »
« Et bien… C’est là que ça se complique. La relation que je vis est vraiment complexe car ma
compagne vit dans ma bouche. »
« Poursuivez» dit-elle en griffonnant son carnet à l’aide d’une épine d’oursin noire.
« Et bien, moi, j’avais une petite amie de mon espèce, à la base. Et puis un jour, alors qu’on
s’embrassait, ma copine m’a dit que je lui avais fait mal à la langue. Sur le moment, je n’ai pas
compris. Et c’est en voulant me brosser les dents le soir, que j’ai découvert ,qu’en fait, je n’étais plus seul. »
« Vous voulez dire que vous entendez des voix ? »
« Ah non, non ! « Littéralement » pas seul ! Qu’une chose était désormais DANS ma bouche. J’ai en fait découvert que j’étais atteint du parasite Cymothoa exigua, qui adore se loger dans nos bouches »
« Et bien ! Vous parlez de ce crustacé parasite isopode blanc mesurant environ 4cm aux allures de cloporte aquatique? Je le déteste. Je sais par ailleurs qu’il appartient à un groupe de crustacés nommés les Cymothoidae. D’ailleurs, clairement dans ce groupe, ils s’en prennent beaucoup aux poissons, ils affectent la peau, les muscles…Bref, on ne les aime pas trop par chez nous. Mais ! Cymothoa exigua, c’est le pire ! Ce n’est pas de bol ! Heureusement que ça se traite aujourd’hui. Et du coup, c’est à partir de là que votre copine poissonne a commencé à vous faire la vie dure? »
« Ah non, non plus. On s’est quittés ma poissone et moi. La relation dont je vous parle, c’est celle que je vis actuellement avec mon parasite. Je suis « accroc » ! Totalement. En fait, au début, j’étais dégouté, parce qu’il faut dire qu’il s’est installé sur ma langue sans me
demander mon avis ! À la naissance, les Cymothoa exigua sont tous des mâles. C’est pour ça que je dis « il ». Ils nagent à la recherche d’un poisson hôte. Une fois qu’il le croise, ils se glissent par les branchies pour le parasiter. Et « il » s’est transformée en femelle ! Moi, « elle » me dit que ce n’était pas un hasard, qu’« elle » a eu le coup de foudre, que je suis le plus beau et que c’est de l’amour. Et je la crois… »

« Faites tout de même attention Monsieur Vivaneau ! Ça ressemble beaucoup à du parasitisme narcissique. Ce parasite est donc entré en vous par vos branchies et s’est installé sur votre langue. Ceci est tout de même l’acte d’un être qui vous manipule ! N’était-ce pas gênant pour vous d’avoir cet être agrippé du jour au lendemain dans votre bouche? ».
« Ah ben… il faut dire que juvénile, ce petit bonhomme, enfin, avant qu’elle devienne femelle, avait un caractère de cochon de mer ! Il s’est agrippé à ma langue fermement et a commencé à me pomper le sang à l’aide de ses trois premières paires d’appendices, pour ensuite grandir et muer. Je vous dis pas la mine que j’avais ! Et c’était très très désagréable. Bon, alors, je vais utiliser le mot langue, mais, en vérité, nous savons bien que nous autres poissons n’avons pas de langue à proprement parler, mais une structure osseuse nommé « basihyal ». « Langue » c’est plus pratique à dire. Donc, plus il grossissait, plus il muait, plus ma langue commençait à s’atrophier par manque d’apport sanguin évident. Un vrai petit vampire aquatique ! Je n’arrivais même plus à parler. Jusqu’au moment où, il a changé de sexe et est devenu une sublime femelle… C’est ce qu’on appelle l’hermaphrodisme séquentiel. Je voulais m’en débarrasser, mais chaque soir, en me lavant les dents, je la voyais rire, pimpante, dans les bulles de dentifrice. On a commencé à sympathiser, et on s’est attachés. »

« Se laisser ronger par un parasite, physiquement et mentalement n’est pas bon signe. Mais il reste de l’espoir et je peux vous aider à vous en séparer. »
« AH NON. Je ne suis pas venu ici pour m’en séparer mais pour vous parler de mon sublime couple. Je veux que cette vision injuste des parasites change ! Car, depuis qu’elle s’est fixée aux fibres musculaires restantes de ma langue, sur mon petit moignon, elle se nourrit de mon mucus et ma nourriture ne l’intéresse pas. Elle est passée d’un peu agressive à bonne amie souhaitant collaborer. On s’est mis à papoter, elle me laisse me nourrir, parler, respirer. Vous voyez, certes, c’est un parasite mais qui a le souci de l’autre, et qui devient quand même un organe tout a fait fonctionnel. C’est tout a fait unique et généreux. Oui, je trouve ! Et moi ça me va. Je ne suis plus seul. C’est elle, d’ailleurs, qui m’a gentiment conseillé de quitter ma copine. Et depuis, on est tranquilles et on vit quelque chose de fort. »
« Ecoutez Monsieur Vivaneau, il faut savoir prendre du recul sur cette relation qui me semble tout de même peu à votre avantage. Vous semblez développer un genre de syndrome parasitaire de Stockholm. Vous tombez amoureux de votre parasite. Les Cymothoa exiguas sont des êtres intelligents, et manipulateurs. C’est une femelle opportuniste, avec laquelle aucun avenir ne semble être envisageable, malheureusement. Vous feriez mieux de vous faire retirer cette horreur de votre bouche. Je vous aiderai, je vous le promets »

Elle s’approcha de Monsieur Vivaneau en lui tendant la nageoire par pure sympathie, mais il eut un vif mouvement de recul.
« Jamais de la vie ! Elle et moi c’est pour toujours ! On vit un truc platonique à fond ! Pas de physique. Elle me lit des poèmes dans ma bouche. Elle me fait rire. Elle me chatouille le palais. Je ne la vois pas mais je la sens et l’entends. Je l’aime. En revanche, le jour où un mâle est rentré dans ma bouche, je suis devenu fou ! »
Elle reprit place dans son fauteuil, essayant de tempérer la situation, en continuant de l’écouter et de le raisonner.
« Comment ça ? Un mâle est rentré dans votre bouche? Mais Monsieur Vivaneau, vous n’avez plus aucune considération pour vous. Il faut réagir ! »
« Et bien et bien ! Laissez-moi vous expliquer ! Un matin je me réveille, et là, j’entends une
deuxième voix dans ma tête. Enfin ma bouche ! Et j’ai découvert qu’un mâle s’était faufilé par mes branchies dans le but de féconder « MA » femelle ! Elle m’a proposé de faire ménage à trois et j’ai beaucoup souffert de cette proposition. Je comprends qu’on ait des besoins à satisfaire. Mais « Moi », j’ai juré fidélité ! Et si c’est pour pérenniser son espèce et pouvoir offrir de telles expériences amoureuses à d’autres Vivaneaux, moi je l’accepte ! J’aimerais que vous puissiez vivre ce que je traverse en ce moment, c’est sublime HA ! HA ! »

«…Ils ont donc vécu à deux dans votre bouche? Et… s’y sont reproduits? »
« Tout à fait. Le soir où ils ont copulé, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps… Mais je savais que c’était pour la bonne cause ! Et puis, je l’entendais, « Elle », crier mon nom. Vous voyez, une fois encore, elle pensait à moi. »
« Que s’est-il passé après? »
« Et bien, après, je lui ai dit de virer de ma bouche, et sur le champ, ce deuxième crustacé.
Normalement, il faut savoir que chez Cymothoa exigua, les deux parasites vivent ensemble dans la même bouche de poisson à la queue leu- leu, et si la femelle vient à mourir, le mâle prendra sa place et se transformera à son tour en femelle dans l’attente de se reproduire. C’est un joli cycle de vie je trouve. Mais, je ne la voulais rien que pour moi ! Elle l’a donc chassé. Et maintenant elle attend nos sublimes petits…»
« Comment ça nos sublimes petits ? Vous savez bien que vous n’êtes pas le père de ces larves tout de même ! »
« Et bien oui, mais c’est tout comme. Elle les garde dans une poche sous son ventre, et moi en gardant ma femelle pleine dans ma bouche, j’ai l’impression de les couver aussi…Et je prends ce rôle très à cœur ! Ils sont comme mes propres enfants ! Ma propre chair ! Ils ont beau être entre 400 et 700 oeufs, je procure la même chaleur et le même amour à chacun. Ils sont d’ailleurs arrivés à terme, mes petits cymothobébés… Je vais être Papa ! »
La poissonne commençait à frissonner face à ce patient aux allures de psychopathe.
« Mais Monsieur Vivaneau, si vous êtes si heureux, pourquoi venir me voir..? »
« Parce que je veux crier au monde mon amour pour les Cymothoa exigua ! », dit-il avec un
large sourire démoniaque béant. En souriant, la poissonne aperçut dans la bouche de son patient la parasite accrochée dans la bouche du poisson qui criait « VAS Y ASSOMME LÀ ! JUSTICE POUR LES CYMOTHOAS !».
Elle eut également le temps d’apercevoir que derrière la parasite, un mâle ricanait discrètement dans le fond, et qu’il n’était pas du tout parti comme elle l’avait prétendu. Mais ça il ne le savait pas. Monsieur Vivaneau se leva, saisit un gros caillou, et frappa la tête de la poissonne. Elle fut assommée sur le coup.
Quand elle rouvrit les yeux, elle était au sol, un bleu sur le front. Elle était sous le choc. Elle
regarda autour d’elle. Au moins, il était parti. Elle ramassa son bloc-notes et son épine d’oursin. Sonnée, elle s’approcha du miroir au-dessus de son bureau pour regarder de plus près sa bosse . Il ne l’avait pas loupée !
